Histoires de Pékin
Un oeil qui peint une page du temps,
2017–18
Lorsque confronté au bruit urbain, aux foules et aux rues étendues et peu attrayantes de Pékin, on cherche naturellement le calme et la beauté dans différents espaces urbains de la ville. C'est uniquement en déambulant sans but précis que l'on peut ralentir et découvrir ces environnements d'une plus grande pertinence et résonance.
Le narrateur
Il [Le rythmanalyste] écoutera le monde, et surtout ce qu'on appelle avec dédain des bruits, qui sont dits sans signification, et les murmures, pleins de sens - et enfin il écoutera les silences.
Henri Lefebvre, Rythmanalyse, 2013, p. 29.
Les rythmes paisibles des ruelles, des parcs et des zones culturelles de Pékin, contrastant avec la vivacité de ses artères principales, a été ma source d'inspiration en tant qu'observateur étranger pour présenter dix courts récits dépeignant ma relation intime avec la ville au cours de mes trois premiers mois. Chaque récit s'est déroulé dans un espace urbain spécifique de Pékin, capable de me plonger dans un état de tranquillité au milieu de sa cacophonie à la fois accélérée et multi-sensorielle. Pour chaque histoire, j'ai capturé des sons et des images afin de créer une vidéo de deux minutes, pour ensuite exprimer une poésie écrite en anglais, puis traduite et lue en chinois. Cette série a offert une évolution dans mon expérience personnelle avec la ville, invitant d'autres, à leur tour, à réfléchir aux endroits quotidiens où ils trouvent leur propre sentiment de calme.
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Tout au long du processus, j'ai flâné pendant des heures jusqu'à ce qu'un endroit attire mon attention pour une histoire, y retournant autant de fois que nécessaire avec ma caméra et mon enregistreur de son pour le filmer comme un théâtre ouvert d'atmosphères contrastées, où des sujets interagissaient devant moi sans le savoir. Je montais les séquences, sortant à nouveau si un plan me manquait, puis je rédigeais un court texte pour que ma femme le traduise et le lise. En tant qu'observateur, je n'avais pas l'intention de créer des courts métrages ou même d'écrire des histoires, mais j'ai ressenti le besoin de capturer mes premières impressions de la ville comme lieu d'étrangeté à travers un médium capable de combiner sons, mots et images. Lefebvre croyait que le rythmanalyste pouvait également être poète, car tous deux descendent dans les rues de la ville pour s'engager dans des actions verbales qui ont un support esthétique, et je partageais cette croyance à capturer l'instantané tout en recherchant du sens et de la mémoire dans leurs dimensions kaléidoscopiques.




Le résultat fut un court-métrage de vingt minutes, où chaque histoire a exploré des thèmes et des sentiments sur la nature, la culture, la mobilité, la mémoire, l'histoire, les loisirs, la communication et d'autres domaines qui relient l'individu à l'expérience collective de la ville. Dans la première vidéo, "Une Petite Feuille", j'ai décrit ma sensation de détachement—une feuille séparée de son arbre, à la dérive dans l'immensité de Pékin, aspirant au repos et au répit. Le Parc Qing Feng près de Dawanglu, où j'ai fait la vidéo, n'avait aucun attrait particulier, cependant, il a servi de sanctuaire lors de mon premier mois, après mes cours de chinois. Dans la troisième vidéo, "La Sonnette de Vélo", j'ai montré un changement de rythmes et de sons entre les rues principales de la zone de Dongsi et les hutongs adjacents, où régnait le silence et où la seule présence constante était le son des vélos. C'était un silence que j'ai ressenti à ce moment-là, à cet endroit et instant, bien qu'aujourd'hui, les motos électriques qui passent en trombe pourraient surprendre n'importe qui à tout moment. Pékin ne m’a pas toujours séduit avec sa froideur grise, mais elle m’a certainement intrigué ; avec une lumière hivernale d'une qualité particulière, qui m’a rendu plutôt sensible au changement.
Alors que je continuais, je me suis retrouvé à filmer spontanément des moments de calme chaque fois que je pouvais me promener à mon rythme, sans être dérangé, ou lorsque la curiosité me frappait, que ce soit provoqué par les toits de la Cité Interdite, l'ambiance animée d'un marché chinois ou le travail d'un récupérateur de carton à l'entrée de mon immeuble. Pour chaque vidéo, un contraste de rythme du mécanique au naturel était nécessaire, ainsi qu'une recherche de beauté au milieu de la laideur de l'architecture moderne. Ce changement pourrait être perçu comme un réveil dans une mégalopole somnambulique, consumériste et au rythme effréné, dominée par les téléphones, les commerces et les foules. La répétition a aussi servi de structure, permettant la collecte et classification de plans montrant soit des murs, des vélos, des panneaux de signalisation, de la nourriture ou des personnes faisant de l'exercice, en fonction de l'élément répété à montrer. Tous ces détails visuels assemblés à l’écran ont tenté, d’une certaine manière, de documenter et recréer mon exploration de cette nouvelle société.
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Le flâneur
La foule est son domaine, comme l'air est celui de l'oiseau, comme l'eau celui du poisson. Sa passion et sa profession, c'est d'épouser la foule. Pour le parfait flâneur, pour l'observateur passionné, c'est une immense jouissance que d'élire domicile dans le nombre, dans l'ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l'infini,. Être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques‑uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir. L'observateur est un prince qui jouit partout de son incognito. Charles Baudelaire, Le peintre de la vie moderne, 2013, p.9.
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Le court métrage a dessiné ma condition personnelle en tant qu'étranger cherchant à s’adapter à la vie quotidienne de la ville en me réimaginant dans des lieux et des expériences tandis que la ville était, à son tour, recréée à travers mes sens. Je suis ainsi devenu un flâneur baudelairien dans une ère post-moderne ; un poète solitaire à l'œil attentif, déambulant dans les rues de Pékin, produisant des récits esthétiques de détails locaux. En tant qu'empiriste, mon corps a été saisi par la vitalité contrastée de la ville avant d'analyser et représenter d'un moyen audiovisuel mon expérience personnelle. En tant qu’étranger en quête de stimuli, je devais être réceptif à l’imprévisibilité et aux aspérités des rues, un peu comme un aventurier attentif dans des terres inconnues. Il y a eu aussi des moments de frustration à ne pas tout saisir : être analphabète, entendre des sons au lieu de mots, ne pas connaître les codes pour traverser une rue, ne pas me sentir encore intégré dans la foule. Mais si cela avait été le cas, ma singularité, mon sentiment d’indépendance auraient disparu dès le départ. À cet égard, une analogie pourrait être faite entre les premières impressions éprouvées par un occidental vivant à Pékin et celles d'un pékinois dans une ville occidentale. Comment s'extraire et retrouver son calme dans une nouvelle ville ? Georg Simmel avait déjà remarqué cette tension entre la solitude et la liberté dans les grandes villes il y a plus d'un siècle :
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De même qu'aux temps féodaux était homme «libre» celui qui se tenait sous le droit commun, c'est-à-dire sous le droit du plus grand cercle social, mais serf celui qui ne tirait son droit que du cercle étroit d'une unité féodale à l'exclusion de celui-là – de même aujourd'hui, en un sens spiritualisé et policé, l'habitant de la grande ville est «libre» par contraste avec les mesquineries et les préjugés qui enserrent l'habitant de la petite ville. En effet, la réserve et l'indifférence mutuelles qui conditionnent la vie psychique des grands cercles ne sont jamais plus fortement ressenties, quant à leur conséquence pour l'indépendance de l'individu, que dans la foule très dense d'une grande ville, parce que la proximité corporelle et l'exiguïté rendent à plus forte raison évidente la distance mentale; s'il arrive qu'on ne se sente nulle part aussi seul et abandonné que dans la foule de la grande ville, il ne faut y voir que le revers de cette liberté: en effet, ici comme ailleurs, il n'est nullement nécessaire que la liberté de l'homme se traduise dans sa vie affective par du bien-être.
Georg Simmel, Métropoles et mentalité, 1903, p.418
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Le projet a marqué non seulement mon arrivée dans la capitale à la fin de l'année 2017, à une époque où tout semblait légèrement surréaliste, mais il a inauguré également une série de travaux visuels où l'observation menait à la libération personnelle. Bien que les vidéos aient révélé mon style amateur en matière de tournage, d'écriture et de montage, avec des imperfections évidentes, elles ont tenté de démontrer que la ville moderne, avec sa beauté éphémère et fragile, était intimement liée au sentiment humain intemporel d'insignifiance. La présence imposante de la ville, dans sa taille et indifférence, pouvait parfois conduire à un sentiment de se perdre dans la foule, et seule l'esprit curieux et indépendant, mais aussi minuscule, peut se sentir libéré en créant des récits qui affirment sa propre existence. De façon similaire, le sentiment nihiliste de non-existence pouvait aussi devenir un plaisir dans la ville, comme lorsque j'ai écrit : "Une fois seul, je me sens très petit ; une trace, une ombre et rien de plus". Il peut sembler paradoxal de à la fois apprécier et souffrir de sentiments de néant, puis de reconnaitre sa superfluité tout en essayant encore d'exister en racontant des histoires. À cet égard, le court-métrage, bien que trop ambitieux pour un artiste et trop subjectif pour un chercheur, a été une étape significative pour réaliser que représenter la ville n'avait pas besoin de couvrir dix zones différentes simultanément, comme si la ville était de taille gérable alors qu'elle ne l'est pas, mais pourrait se faire à une échelle plus petite dans une seule zone, telle que prendre une et seule rue comme cas d'étude.
Infos
J'ai présenté ce projet entre autres travaux lors d'un entretien de trente minutes pour l'émission talk-show "Quoi de neuf en Chine?" de CGTN (2019).



