De mes fenêtres
vers l'extérieur
Phase 3
Celui qui marche dans la rue, là-bas, est plongé dans la multiplicité des bruits, murmures, rythmes [...] En revanche, depuis la fenêtre, les bruits se distinguent, le flux se sépare, les rythmes se répondent. Vers la droite, en bas, un feu rouge. Les voitures à l'arrêt, les piétons traversent, murmures faibles, pas, voix confuses. Henri Lefebvre, Rythmanalyse, 2004, p.38.
Il arrive un moment où les orientations changent car ce n'est plus de l'extérieur que l'observation se fait, mais de l'intérieur, à partir de l'inamovible fenêtre. Dans des peintures telles que « Goethe à la fenêtre » (1787) de Johann Heinrich Tischbein, « Femme à la fenêtre » (1822) de Caspar David Friedrich, ou « Tôt le matin » (1858) de Moritz von Schwind, les sujets sont vus de dos regardant par une fenêtre ouverte, mais les détails d'arbres, montagnes ou bâtiments sont à peine visibles, minimisés par l'intérêt porté aux intérieurs des pièces. Plus tard, dans les peintures de Gustave Caillebotte, nous commençons à voir des détails des rues parisiennes depuis les balcons, pourtant, le spectacle vu par le sujet ne nous est pas toujours montré.
Plus récemment, au cours de la dernière décennie, le peintre canadien Shaun Downey a représenté des femmes contemplatives et solitaires dans leurs appartements, certaines regardant par les fenêtres dans des compositions sereines et élégantes, soit en regardant des éléments spécifiques à l'extérieur, parfois même en utilisant des jumelles, soit en laissant leur esprit errer librement, absorbées par leurs propres pensées dans une activité solitaire d'introspection. Avant Downey, le peintre américain Edward Hopper nous montrait déjà des scènes urbaines mémorables transmettant la solitude de ses sujets. Pendant la crise du Covid-19, sa peinture « Matin au Cape Cod » (1950) a été largement partagée sur les réseaux sociaux, représentant une femme tendue qui regarde par une fenêtre, évoquant au spectateur les incertitudes qui pourraient survenir dans un lieu aussi isolé – la peur d'un virus inconnu. Lorsque seule la moitié d'une histoire nous est montrée, les suppositions se renforcent dans l'esprit imaginatif.
Au-delà des sujets, de leurs intérieurs et de leurs expériences internes, il nous intéresse de savoir ce que les gens peuvent voir réellement depuis leurs fenêtres, et c'est avec l'avènement de la photographie que le spectacle de la ville se dévoile. Avec une vue sur Washington Square Park depuis son 12e étage, le photographe André Kertész a capturé des fragments de la vie citadine de 1952 jusqu'à son décès en 1985, pendant que de 1958 à 1985, la photographe Ruth Orkin s'est lancée dans un projet comparable depuis son appartement du 15ème étage au 65 Central Park West à New York. Tous deux étaient assez loin pour élargir leur champ de vision mais assez près pour entrer dans l'intimité des gens, des parcs et de leur vie urbaine. Le point de vue unique offert par une fenêtre nous invite à contempler et à interagir avec la vue d'une manière plus attentive, encore plus lorsque cette interaction se produit tous les jours.
En poussant cette logique plus loin, on pourrait capturer la banalité avec ses cycles en choisissant une constante statique qui serait toujours présente, comme l'a fait le photographe ukrainien Yevgeniy Kotenko en photographiant le banc d'un parc pendant une décennie, de 2007 à 2017. Le banc était face à la fenêtre de la cuisine de ses parents, au quatrième étage d'un immeuble de Kiev, lui permettant de documenter ses passants. Outre la vie urbaine, on ne peut négliger la fenêtre en tant qu'élément physique dans sa forme et ses matériaux, se situant entre le spectateur et le monde extérieur, comme le présente Josef Sudek dans une série photographique datant de 1940 à 1954 au sujet de la fenêtre de son studio de Prague. Le livre « La fenêtre de mon atelier » montre ce qui se passe par la fenêtre tout en incluant les changements de la vitre, transparente, recouverte de givre ou de gouttelettes d'eau, au fur et à mesure que le temps passe.
A partir de toutes ces références, j'ai fait une série d'observations depuis mes fenêtres, compilées dans une vidéo de quinze minutes. Si je devais décrire ce que je vois depuis mes fenêtres nord, il y a la route de Chaoyang North Road, une ancienne mosquée derrière, suivie d'une école et de nombreux bâtiments, avec des montagnes lointaines visibles uniquement par temps clair. Depuis mes fenêtres ouest, les immeubles résidentiels sont à gauche et en face, puis une zone de repos juste en dessous et la route à droite. Pendant des mois, j'ai photographié les mêmes séchoirs dans cet espace commun, trouvant de subtiles variations de couleur au fur et à mesure que diverses personnes apportent leurs draps à sécher.
De plus, le 22 mai, j'ai enregistré les vues et les sons de cette fenêtre à intervalles de trois heures pendant vingt-quatre heures, enregistrant ces fragments visuels et sensoriels avant sept heures du matin pendant sept jours consécutifs. Explorer les rythmes d'un quartier m'a permis de voir le mouvement du soleil et d'entendre différents sons apparaître en plus des voitures. Si on me demandait quels sont les moments que j'ai le plus apprécié depuis mes fenêtres, c'était entre six et huit heures du matin, lorsque j'entendais les oiseaux chanter, des gens faire de l'exercice, et le mégaphone d'un réparateur d'appareils électroniques. Pourquoi ce bruit ? Il m'était plutôt rassurant de savoir que rien ne changeait. Puis, entre sept et huit heures du soir, j'aimais entendre les enfants jouer et un groupe de femmes danser, tout particulièrement la chanson ‘Standing and Waiting For You For Three Thousand Years’ (站着等你三千年) de Wang Qi, vers huit heures et quart.
Étendoirs, bancs et une aire de jeux vus depuis la fenêtre de ma salle de bain.
View from my living room window.
Vidéo réalisée depuis la fenêtre de ma salle de bain.
Alors que j'appréciais le sons de mes fenêtres ouest, j'appréciais la vue panoramique de celles orientées vers le nord. D'un endroit caché, j'ai pu filmer les montagnes, la fin du mois de jeûne du ramadan à la mosquée, des passants et des balayeurs faisant leur travail. Si nous étions plus nombreux à agir ainsi, nous deviendrions les observateurs de rue défendus par l'écrivaine urbaine Jane Jacobs comme les "yeux dans la rue" qui pourraient apporter plus de sécurité à une ville car ils sont "les propriétaires naturels de la rue" (1961, p.35). En tant que citoyens attentifs, nous fournirions une compréhension utile d'une rue ou d'une résidence, mais nous aurions besoin de débattre sur la manière dont ces yeux sont présents et réagissent à ce qui est observé.
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Finalement, inspiré par les peintures décrites précédemment, je me suis photographié en regardant à travers mes quatre fenêtres. Ces autoportraits ont constitué ainsi une sous-catégorie, mettant en évidence comment l'interaction variait avec différentes fenêtres, vu que j'étais généralement assis à mon bureau lorsque je regardais par la fenêtre du salon, tandis que j'étais debout lorsque j'observais à travers les autres fenêtres. Bien que ce chapitre se soit davantage concentré sur ce qui est vu à l'extérieur, il n'a pas omis l'observateur ni la fenêtre à partir de laquelle cette observation se produisait. Ayant dit cela, cette exploration de la fenêtre dans sa matérialité et son impact sur l'environnement intérieur fut approfondie dans le prochain chapitre.