Les fenêtres
de mes voisins
Phase 6
L'objectif du dernier chapitre de ce projet est de bien comprendre la façon dont mes voisins interprètent et donnent sens à leurs expériences avec leurs fenêtres en étant à Bolin Aiyue. Bien que la plupart de mes voisins soient chinois, ce qui complexifie les rapports, j'ai demandé à quatre anciens collègues francophones, qui vivent aussi dans la résidence, de prendre part à ce projet. L'échantillonnage de commodité se base donc d'abord sur l'emplacement, puis sur la disponibilité des participants étrangers avec lesquels les rapports seraient possible. D'autres critères d'inclusion seraient de vivre dans la résidence pendant plus de six mois et de se faire confiance en tant que chercheur et sujet, comme l'exigerait le contexte social et sanitaire. Au cours de mon entretien semi-directif d'une demi-heure dans l'appartement de chacun, j'ai posé des questions ouvertes pour obtenir des informations détaillées de leurs expériences avec des fenêtres du passé et du présent, ainsi que des questions hypothétiques pour leur permettre de spéculer et d'approfondir leur pensée. Par conséquent, après avoir obtenu leur consentement, j'ai enregistré leurs voix puis pris des photos et des vidéos de la fenêtre en question et de ce qu'on pouvait y voir. La vidéo qui recense ces informations illustre leurs réflexions, leurs histoires, leurs façons de voir leurs propres fenêtres.
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Les quatre interviewés ont été interrogés à quelques jours d'intervalle durant la dernière semaine de février 2021. Youssef, le premier participant, habite depuis six mois au dernier étage d'un immeuble de sept étages, faisant partie d'une série d'immeubles plus petits que les autres se trouvant au milieu de la résidence. Aube, la deuxième participante, habite depuis un an et demi au dix-neuvième étage d'un immeuble de vingt étages. Enfin, Clément et François, les deux derniers participants, vivent ensemble en colocation, au seizième étage du même immeuble qu'Aube, le premier depuis près de deux ans et le second depuis six mois au moment des entretiens. Ils ont tous les deux choisi la même fenêtre de leur salon, ce qui nous permet de l'analyser sous deux angles différents. C'est en utilisant l'enregistreur vocal que j'ai pu ensuite écouter plusieurs fois les entretiens et extraire des informations pertinentes avec des post-it tout en éditant les pistes audio sur Adobe Audition. Le dispositif m'a permis d'éviter de longues prises de notes et de recréer l'ambiance des entretiens à travers deux vidéos dans lesquelles l'image accompagne le son et non l'inverse. Pour faire ces vidéos, les post-it ont servi à synthétiser ce qui a été dit par mes quatre voisins. Comme dans tout exercice inductif, ils ont d'abord été interprétés et regroupés par catégories pour donner lieu à des thèmes plus généraux. En design, cette approche est connue sous le nom de diagramme d'affinité. En psychologie, il s'agirait d'une analyse longitudinale puis transversale. Comme le montrent les images, elles ont d'abord été regroupées par rapport à chaque répondant puis regroupées par thème traité pour faciliter l'analyse exposée dans les paragraphes suivants. De plus, la retranscription et traduction des entretiens pour les sous-titres des vidéos m'ont permis de lire plus attentivement ce qui était dit au-delà des post-it.
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Tous les participants ont choisi la fenêtre de leur salon tandis que Youssef a choisi celle de sa chambre, étant la seule fenêtre disponible avec laquelle établir un vrai lien. De même, alors que tous ont choisi de parler de leur expérience avec leur fenêtre préférée, François a choisi la fenêtre qu'il déteste le moins, partageant ses frustrations dans ses premières minutes d'entretien, à l'inverse de Clément qui parle positivement de la même fenêtre. Comme François a vécu dans l'appartement de Youssef avant lui, il dit avoir apprécié cette fenêtre car la vue était meilleure et il pouvait fumer sur la terrasse sans avoir à sortir. De plus, Clément et François perçoivent différemment les barreaux noirs du rebord de leur fenêtre, protégeant le premier de l'extérieur tout en privant le second de sa dite liberté. Cependant, leur fenêtre sert aussi de zone de repos pour leur chat Robin, qui se détend et joue. Avec ces quelques éléments d'analyse des entretiens, nous voyons que le partage d'expériences d'une même fenêtre peut révéler la manière dont des personnes perçoivent leur vie à l'intérieur et à l'extérieur de l'appartement de façons complètement différentes.
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Au cours des entretiens, tous les participants ont dévoilé leurs qualités d'observateur en décrivant ce qu'ils voient et entendent habituellement de leurs fenêtres, pour ensuite donner leur opinion sur ce qu'ils aiment et n'aiment pas y voir. Ils ont également montré leur savoir-faire en définissant les avantages et les inconvénients des fenêtres en tant que produit d'usage quotidien ; leur conception des milieux urbains chinois et étrangers en repérant les éléments qui pourraient leur rappeler qu'ils sont en Chine ; leur intimité lorsqu'ils font appel à des souvenirs ou des expériences récentes avec leurs fenêtres ; et enfin leur imagination lorsqu'ils parlent des fenêtres qu'ils aimeraient et ne voudraient pas avoir, des demandes plus réalistes aux plus utopiques, voire de spéculer sur la façon dont ils réagiraient s'ils devaient vivre dans un appartement sans fenêtres. Les questions ont été structurées de façon à mieux comprendre ces quatre fenêtres et leurs propriétaires.




Depuis différentes hauteurs, les quatre participants voient principalement des bâtiments, des rues, des voitures et des piétons, tous distinctifs du paysage urbain. De leur seizième étage orienté sud, Clément et François ont une vue panoramique du stade d'une école et de la ville dans son ensemble avec ses immeubles entassés. De son dix-neuvième étage orienté ouest, Aube voit directement le bâtiment d'en face, mais elle peut aussi voir les allées intérieures de la résidence en tournant sa tête vers la droite, puis d'autres bâtiments au-delà. Quant à Youssef, il voit d'assez près l'allée principale de la résidence avec ses arbres, ses voitures et ses passants depuis son septième étage orienté sud. Outre cette description objective de ce que mes voisins peuvent voir, leurs émotions surgissent lorsqu'il leur ait demandé de dire ce qu'ils aiment et n'aiment pas de cette vue actuelle. Pour Clément et François, le stade de l'école et la garderie d'en bas animent la rue quand les élèves sont là, même si François souligne qu'autrement « il n'y a pas grand chose à voir et que la vue est un peu triste » avec tous ces bâtiments autour. Tous deux s'accordent à dire que la vue est plutôt statique, sans trop de mouvement, de changements ou de couleurs qui pourraient susciter leur curiosité, car comme dit Clément, « dans dix ans ce sera pareil ». Cependant, ils ont tous deux mentionné que les feux d'artifice du Nouvel An chinois étaient beaux à voir depuis leur fenêtre. Bien que la vue soit généralement statique, Clément souligne qu'il est très satisfait de cette fenêtre car elle est grande et donne « l'impression d'avoir des vérandas à l'occidentale », son exposition leur donne de la luminosité et elle surplombe les alentours à près de 180º qui, d'après son expérience, est assez inhabituel en Chine. Il répète à plusieurs reprise d'être content de ne pas avoir de bâtiments qui lui cachent la vue. Clément affirme aussi que l'horizon s'avère utile comme indicateur pour savoir s'il y a de la pollution car dans tel cas les bâtiments au loin ne seraient plus visibles, ou s'il y a du vent car on verrait les arbres osciller. D'autre part, Aube apprécie la variété que lui offre sa fenêtre en associant l'urbain au naturel, les paysages et à la rumeur de la ville, mais aussi la lune, le lever et le coucher du soleil, le mouvement de Vénus, et surtout les montagnes auxquelles se référer le matin lorsqu'il n'y a ni brouillard ni pollution. Selon Aube, « à chaque moment, il manquera quelque chose car c'est le temps de la journée qui révèle ou qui cache quelque chose ». Regarder les montagnes le matin, le coucher de soleil en fin d'après-midi et les bâtiments illuminés la nuit, cela fait partie d'un cycle quotidien, d'une routine qui nous apaise aussi inconsciemment en confirmant que la Terre tourne toujours autour du Soleil et que la vie continue malgré une bonne ou mauvaise journée. Aube dit observer ces cycles qui se répètent chaque jour au même moment en se comparant à une concierge qui ferait sa prospection pour s'assurer que tout est en ordre. Non loin de là, privé de ces vues et de ce qui se passe au-delà de la résidence, Youssef a pris l'habitude la nuit de s'amuser à compter les fenêtres qui, « comme la sienne », sont encore éclairées à une ou deux heures du matin, quand tout le monde dort. Autrement, il n'a pas plus à dire sur sa vue et se montre assez neutre par rapport à l'enthousiasme évident d'Aube et Clément ou à la déception et indifférence de François à l'égard de leurs vues respectives.
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On observe par ailleurs que les fenêtres peuvent apporter des expériences positives mais aussi négatives, comme lorsque Aube parle des cris des militaires ainsi que des bruits des chiens et des chats. À un moment donné, elle dit être « relativement épargnée des bruits » grâce à la hauteur de son appartement, mis à part la rumeur de la ville qui lui plaît et lui permet de se sentir « avec d'autres humains ». Aube dit qu'elle n'entend « pas grand chose en fait » et que « le calme » serait ce qu'elle entend le plus. Néanmoins, lorsqu'on lui demande ce qu'elle n'aime pas entendre, elle partage ses découvertes lorsqu'elle a voulu savoir d'où venaient d'étranges clameurs. Pendant un moment, Aube a eu peur car elle « ne comprenait pas pourquoi ces hommes criaient si fort et si tôt » et pensait qu'ils étaient maltraités, alors que c'était le salut militaire d'une caserne. Elle fait une analogie avec un chien qui pleure depuis plus d'un mois en affirmant qu'elle ne se protège pas en interprétant tout ce qui est un peu insignifiant comme la souffrance de quelqu'un. Comme ces sons sont entendus de façon continue chaque jour, on s'y habitue et on tient compte même l'heure de la journée à laquelle ils devraient être entendus ; en fin de journée pour le chien, tôt le matin pour le salut militaire. Aube entend aussi des chats en chaleur avec un son répétitif qui résonne entre les immeubles, concluant qu'elle « aimerait entendre des oiseaux » mais elle n'entend que « des chats, des chiens, des gens qui crient ». Il semblerait qu'Aube se sente au calme de façon générale mais elle entend aussi certains sons plutôt désagréables. Comme François et Clément vivent dans le même immeuble, ils ont aussi pu entendre des chats en chaleur. François ajoute qu'on « entend rarement de choses douces comme de la musique ». Clément se plaint aussi de la vue sur l'une des décharges de la résidence et du bruit que le camion-benne fait chaque semaine pendant trois ou quatre heures, car il rompt avec « l'atmosphère monotone » de d'habitude « comme si soudainement nous passions d'un environnement à un autre ». Bien que cela soit assez éphémère, ils se plaignent tous deux du manque général de mouvement, de couleur et de verdure. Clément observe que les arbres du trottoir ont disparus et, comme c'est encore l'hiver, le paysage grisâtre reste dominant sur ce qu'il reste de nature.
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Outre la vue qu'il peut y avoir des fenêtres, la fenêtre en tant que telle peut également être appréciée pour ses qualités. Youssef explique que sa fenêtre à double vitrage crée un balcon intérieur qui est « comme un chauffage » avec de fortes températures, agréable et pratique pour sécher ses vêtements. La deuxième qualité qu'il définit est l'éclairage naturel car la fenêtre l'aide à se réveiller plus tôt ; la troisième est l'isolation du bruit, probablement due au double vitrage ; la quatrième est l'aération car il n'est pas pensable de vivre dans une pièce qui ne puisse pas être aérée ; et la dernière des qualités reprend les précédentes car une bonne fenêtre peut éviter la consommation d'énergie avec la lumière naturelle qui nous évitera d'allumer les lampes ainsi que le chauffage naturel et l'aération nous éviteront d'allumer le climatiseur. Après l'interview, Youssef, expert de sa fenêtre, raconte que le verre fait des bruits sans cesse en se refroidissant la nuit après avoir été exposé au soleil toute la journée, et cela s'est avéré vrai car on entendait un « toc » toutes les deux minutes. Quant à Aube, la fenêtre qu'elle a choisi de décrire n'était pas sa préférée pendant ses premiers mois car elle s'avérait trop petite et elle dit n'aimer « que les très grandes fenêtres », mais peu à peu elle y a trouvé plus de variété ce qui l'a rendu plus intéressante. Comme il s'agit d'une fenêtre d'où Aube et sa fille peuvent être vues par les voisins d'en face, elles tirent le rideau lorsqu'elles sont dans le salon pour avoir plus d'intimité. Elle compare ce besoin de protection de « je ne veux pas être vue et je sais que c'est un moyen pour que les gens me voient », avec le sentiment inverse décrit plus tôt lorsque la fenêtre est un moyen de s'envoler et de voir le monde. Aube a aussi perdu le vertige avec cette fenêtre du dix-neuvième étage, et c'est désormais sa fille qui lui rappelle de faire attention lorsqu'elle se penche. Pour François, la fonction de la fenêtre est d'éclairer et d'aérer le salon tout en le réveillant le matin. Il apporte également un élément nouveau qui n'a pas été dit jusqu'à présent, qui est d'ouvrir la fenêtre pour distraire son chat et d'utiliser la moustiquaire pour éviter qu'il tombe. Clément ajoute que le chat a son « petit coin pour se reposer et profiter du soleil » avec son perchoir à la fenêtre. Sinon, une fois de plus, François méprise ironiquement sa fenêtre en disant qu'elle n'a pas beaucoup d'effet sur son moral. En revanche, pour Clément, les fenêtres sont grandes ce qui est « très avantageux en terme de luminosité » et elles peuvent s'ouvrir au milieu ce qui est pratique pour aérer la pièce. Elles se marient également assez bien avec l'intérieur de l'appartement et les barreaux noirs de l'extérieur l'aident à se sentir protégé. Sur ce point, les quatre participants pensent qu'il est important de se couper du monde à un moment donné de la journée et de retrouver son intimité.
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Parfois, ils réfléchissent tous par opposition lorsqu'on leur demande, par exemple, s'ils se sentent en Chine en regardant par la fenêtre. Aube dit qu'elle sait ne pas être à Paris car ça n'a pas « l'odeur de Paris », et Clément ajoute qu'au moins il sait ne pas être en France ou en Europe. Aube est la seule qui ne se sent pas vraiment en Chine depuis sa fenêtre. Elle dit que ça « pourrait être une banlieue un peu moche de Dijon ou de Brest » et François ajoute que « ça pourrait être une banlieue de Paris » si l'on ne fait pas attention aux détails comme les façades, le drapeau chinois ou les autocollants rouges sur les vitres, tous étant propre au paysage urbain chinois. Comme la plupart des foyers chinois, François, Clément et Youssef ont collé sur leur fenêtre le caractère Fu, un autocollant rouge qui permet d'identifier facilement « qu'il s'agit de fenêtres chinoises », dit Youssef. De plus, pendant le Nouvel An chinois, Youssef voyait bien qu'il était en Chine avec ces lanternes rouges, ces nœuds et ces couplets de porte à l'extérieur car tous ces éléments décoratifs font partie de la culture, qu'il dit apprécier. Pour Clément, les immeubles entassés qui se ressemblent sont un premier élément qui nous permet de dire qu'on est en Chine, puis le manque de volets aux fenêtres, ce qui l'amène à se demander comment les Chinois peuvent dormir sans être dans le noir. Il conclut en disant qu'il peut deviner dans quel pays il se trouve en regardant les façades d'un immeuble.
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En regardant les fenêtres de leurs voisins, Aube dit clairement que « si je les vois, ils me voient ». Cela l'incite à regarder ce qu'il se passe dans leur appartement et à « trouver des gens sans rideaux, qui ne se cachent pas, dans des intérieurs tristes et mal éclairés ». Les quatre interviewés mentionnent à un moment de l'entretien, à leur façon, qu'ils aiment ou aimeraient regarder davantage leurs voisins, tout en préservant leur intimité. Cependant, Aube est la seule à avoir une vue rapprochée sur ses voisins, tandis que les autres n'ont pas d'immeubles en face qui cachent leur vue ou qui puissent les gêner dans leur vie à l'intérieur de leur appartement, à se sentir observés.
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Il est important de remarquer que si nous vivons dans plus d'endroits différents, nous acquérons plus d'expérience dans ce que nous recherchons et éviterions dans un appartement. Par exemple, Aube et François ont évoqué des expériences passées qui illustrent la façon dont les fenêtres sont venues les influencer dans le choix d'une pièce. Quand Aube et sa fille ont fait leur quarantaine de deux semaines dans une chambre d'hôtel à Shanghai, à leur retour de Paris en août 2020, on leur a attribué deux chambres et elles n'ont pas eu beaucoup de temps pour les visiter. Aube n'a pas pris la chambre avec la fenêtre murée mais celle avec deux fenêtres qui ressemblaient à une baie vitrée en étant côte à côte, autour desquelles elle a créé son monde en y déplaçant tous les meubles. Aube dit que sa fille ne remarqua aucune différence tandis que pour elle ce fut la première chose qu'elle remarqua. Après cette expérience, Aube conclut en disant « qu’une fenêtre est un œil, un tunnel pour s'évader ». Elle avait un choix à faire en quelques minutes et c'est ainsi que les fenêtres sont devenues un indicateur fiable pour s'imaginer une vie dans un espace déterminée. Aube évoque une expérience semblable lorsqu'elle acheta son appartement parisien à Montmartre il y a plus de dix ans, car elle n'avait que quinze minutes pour le visiter et faire un choix. Cette situation me rappelle aussi quand je vivais avec vingt colocataires dans une maison à Londres entre 2016 et 2017, et une amie hésitait à rester dans une pièce bruyante face à New Cross Road, une route très fréquentée par des camions et des voitures y roulant jour et nuit, ou alors une pièce froide mais calme de l'autre côté, car exposée au vent. Les deux fenêtres étaient mal isolées, mais les propriétaires lui laissèrent quelques jours pour faire un choix. Elle choisis finalement la chambre bruyante de peur de tomber malade par le froid hivernal de Londres, mais elle pouvait à peine dormir la nuit. Les fenêtres nous influencent dans nos choix, étant importantes dans la disposition d'une pièce, et nous devrions nous entraîner à imaginer à ce que ressemblerait notre vie dans un certain endroit ; ce qui n'est pas un exercice spéculatif évident, mais tout du moins utile.




De retour sur les expériences passées, lorsque François était au Bénin, ils lui donnèrent une pièce avec des petites fenêtres qui avaient pour unique fonction d'aérer car le verre ne lui permettait pas de voir ce qu'il se passait dehors. Il évitait sa chambre et passait plus de temps à l'étage dans un bureau avec une grande baie vitrée, un balcon et de la lumière naturelle. Voici des exemples dans lesquels le choix de changer de chambre était encore possible, mais on se demande ce qu'il se passerait sans ce choix. Au début de sa vie à Pékin, Clément avait des colocataires qui, pour une somme modique, vivaient dans une sorte de placard, une pièce très étroite « assez large pour mettre un lit et une armoire », mais sans fenêtre. Il ajoute qu'il ne pourrait pas vivre sans fenêtre, que ce serait « impensable ». Comme Aube, il a déjà loué une chambre dans un hôtel avec une fenêtre donnant sur un mur ce qui, pour lui, se rapproche le plus à ne pas avoir de fenêtre. C'est alors que Clément dit qu'ils ont eu la chance d'avoir leurs fenêtres lors du confinement de l'an dernier à Pékin, de février à mai 2020. Tous les quatre se remémorent à quel point les fenêtres ont été importantes pendant la pandémie de Covid-19.
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Les expériences passées avec les fenêtres sont des fragments de nos vies ; nos peurs, nos frustrations, nos joies, nos aspirations ; elles sont toutes sortes de souvenirs. François se souvient des petites fenêtres du grenier de son grand-père avec des barreaux qui restreignaient son champ de vision et le privaient de sa liberté, « et ce que je veux, c'est la liberté ». Quand il était enfant dans la maison de ses parents, il avait un vélux dans sa chambre qu'il ouvrait pour aller sur le toit et entrer dans la chambre de sa sœur. Pour François, cette fenêtre s'est avérée ludique en acquérant la fonction de jeu. La grand-mère d'Aube possédait une grande maison balzacienne du XIXe siècle avec un œil de bœuf, qu'elle considérait « joli de l'extérieur » mais lui faisant peur de l'intérieur. De façon générale, Aube prétend avoir été déçue des endroits où elle a vécu dans le passé car les fenêtres n'étaient pas assez grandes ou donnaient sur des choses inintéressantes et c'était toujours à elle de faire l'effort pour avoir une meilleure vue. Aube attend que les fenêtres la satisfassent. La fenêtre de son appartement répond maintenant à ces critères, mais n'était pas satisfaisante au début, car on voyait de suite le bâtiment d'en face. C'est bien après qu'elle a commencé à tourner la tête vers la droite pour voir plus d'activités, ce qui l'a fait conclure qu'avant de se plaindre elle ferait mieux d'apprendre à chercher ce que cachent ses fenêtres ; « il faut s’apprivoiser, je dois apprivoiser la vue. » Aube ajoute, « les fenêtres m’ont souvent frustrée au début et intriguée après ». C'est comme si nous demandions aux fenêtres de nous offrir la vue que nous voudrions, nous facilitant la tâche, comme lorsqu'une œuvre d'art cache ses détails au public par choix de l'artiste.
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Pour Clément, les fenêtres qui s'ouvrent par le haut de façon verticale lui rappellent l'école et c'est le type de fenêtre qu'il ne voudrait pas avoir car il ne les trouve pas fonctionnelles et elles seraient dangereuses pour le chat. Il préfère les fenêtres qu'on tire de façon horizontale, comme pour s'ouvrir au monde. Il préférerait également des fenêtres faites de matériaux nobles comme le bois plutôt que des fenêtres en métal car il a grandi dans une maison dans laquelle les poignées et des cadres des fenêtres étaient probablement mieux travaillées. Il est aussi possible que les fenêtres ne soient pas un problème en soi mais un qu'un facteur externe soit venu compliquer leur utilisation, lorsque par exemple la pollution nous empêche d'ouvrir les fenêtres. Pour sa part, Clément a eu une expérience assez inhabituelle avec une colonie de coccinelles dans les joints de ses fenêtres coulissantes, lorsqu'il vivait en France. Il avait une belle vue sur un parc mais à cause de cette invasion il ne pouvait plus ouvrir ses fenêtres, ce qui était évidement frustrant.
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Les expériences passées et les attentes de l'avenir avec les fenêtres sont étroitement liées les unes aux autres car un souvenir positif ou négatif peut nous influencer dans ce que nous recherchons, par similitude ou opposition, comme lorsque l'on a grandi dans une maison avec des fenêtres en bois et que l'on souhaite retrouver cette sensation. Cela peut aussi être lié à un imaginaire personnel ou collectif car lorsque je demande à mes interviewés le type de fenêtre qu'ils aimeraient avoir, la plupart d'entre eux décrivent de grandes baies vitrées. Youssef et François rêveraient d'une vue sur la mer ; une terrasse avec vue sur la plage pour Youssef, où il pourrait écouter le bruit des vagues ; et une tempête s'abattant sur un phare pour François. Youssef aimerait aussi avoir un jardin, ce qui rappelle Clément demandant plus de verdure, faisant de la nature un idéal commun.
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Dans cette dernière partie de l'entretien, les participants ont pu imaginer changer la vue de leur fenêtre actuelle, changer leur fenêtre actuelle dans sa forme ou ses fonctions, et changer une situation qui ne leur permet pas de faire usage de leur fenêtre comme ils le souhaiteraient ; des demandes des plus utopiques aux plus probables. En premier lieu, si les interviewés devaient changer la vue de leurs fenêtres actuelles, François supprimerait certains bâtiments du fond pour voir ce qu'il y a derrière, « s'il y a un parc ou quelque chose d'intéressant, autre chose que des bâtiments ». Il aimerait aussi voir la routine des gens plus en détail en se rapprochant de leurs appartements. Ensuite, s'il fallait changer leurs fenêtres actuelles, François préférerait une grande fenêtre sans barreaux ni moustiquaire. Il changerait également ses rideaux par des volets car ils prennent de la poussière par terre alors que des volets seraient plus pratiques. De plus, il voudrait fumer sa cigarette sur un balcon sans empester dans l'appartement, comme il pouvait le faire lorsqu'il habitait dans la chambre de Youssef un an plus tôt, une routine qui semble lui manquer. Clément voudrait aussi avoir des volets ou à défaut des stores qu'il pourrait abaisser. Enfin, s'il fallait changer l'usage d'une fenêtre actuelle, François aimerait pouvoir ouvrir ses deux fenêtres et enlever la moustiquaire, mais il ne le peut à cause de son chat. Dans ce cas, on n'utilise pas la fenêtre comme on le souhaiterait à cause d'une contrainte quotidienne qui change, de façon éphémère ou permanente, notre rapport à celle-ci.
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D'après leurs expériences passées, on sait que François éviterait les petites fenêtres à barreaux, Aube et Clément éviteraient les fenêtres murées, mais le fait d'éviter certaines fenêtres pourrait aussi venir de ce qu'ils ont vu mais pas forcément vécu, et donc imaginé. Par exemple, Youssef n'aimerait pas de fenêtres qui soient toujours ouvertes et ne puissent pas se fermer car c'est leur fonction principale et on devrait pouvoir les utiliser facilement. De plus, il n'aimerait pas avoir d'autres fenêtres en face de la sienne car « même si tu veux juste jeter un coup d'œil, tu peux voir la vie privée d'autres personnes », ce qui ne lui semble pas correct. De plus, Youssef explique qu'il « déteste » les fenêtres du rez-de-chaussée car il est encore plus facile de voir ce qui se passe à l'intérieur et elles ne sont pas très sécurisées, car on peut entrer et voler avec plus de facilité. À la fin de l'entretien, lorsque je demande d'imaginer de vivre dans une pièce sans fenêtre, François se rend compte que cela signifierait pas de ventilation et de la lumière artificielle, mais aussi d'être déconnecté du monde en restant dans sa bulle ; « En soi c'est vrai que la fenêtre, par des petites choses, on ne dirait pas, mais ça peut nous donner envie de sortir le matin, ça peut nous donner envie de... Regarder par la fenêtre, pas la fenêtre en soi, mais regarder par la fenêtre. Ça va nous donner la température, il fait beau, il fait froid, je vais mettre un manteau, je vais mettre une écharpe, ou non. J'ai envie de sortir, je n'ai pas envie de sortir. Je vois olala il y a de la pollution, je ne sors pas. Alors que si on n'a pas de fenêtre, il faut aller sur Internet, et puis, je ne me vois pas dans une chambre sans fenêtre ». Pour François, ne pas avoir de fenêtre est une sorte de confinement physique et mental. Clément ajoute que « même pour le mental, le moral, on a besoin de luminosité, on a besoin de voir des choses à l'extérieur pour ainsi s'identifier dans ce mélange social, naturel ». En les laissant tous les quatre imaginer ce que ressemblerait une vie sans fenêtre, cela les a amenés à affirmer à quel point les fenêtres sont indispensables. Ce simple exercice nous ramène aussi au réel, comme lorsque François conclut en disant qu'il ne peut pas changer ses fenêtres facilement comme il pourrait le faire avec ses rideaux, « je suis ici pour une durée indéterminée, donc il faut que je fasse avec, je suis obligé de les adopter comme elles sont, les accepter comme elles sont, avec leurs défauts et avec leurs qualités », une approche plutôt pragmatique qui pourrait aussi servir de réponse au type de fenêtre que l'on aimerait ou non avoir, qui sont celles d'ici et maintenant, de notre réalité quotidienne plutôt que celles de notre imaginaire.
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En définitive, en écoutant mes quatre participants, j'observe que même si les fenêtres font partie du monde matériel, elles peuvent être personnalisées par la personne qui a partagé des expériences avec elles. Les fenêtres sont essentielles à la vie intérieure d'une maison tout en nous maintenant connectés avec l'extérieur. Elles sont, avec les portes, des objets que l'on peut ouvrir et fermer ou voir à travers, situés entre le privé et le public. La vue et les sons que nous en avons font partie de notre routine. L'usage que nous en faisons, les histoires que nous vivons, les changements que nous souhaiterions ; il est clair que les fenêtres satisfont nos besoins de lumière, d'air, d'activité, tout en nous montrant le temps qu'il fait et en nous protégeant des jours pollués ou orageux. Elles nous rappellent où nous sommes dans l'espace et dans le temps, tel un exercice contemplatif puis introspectif. Ensuite, s'interroger sur les fenêtres, en parler, révèle une certaine intimité, un certain mode de vie et des opinions à leur égard peuvent diverger d'une personne à l'autre. En tant que chercheur et créatif, j'ai travaillé dans un processus inductif, essayant de construire à partir de bouts d'informations extraits d'entretiens et d'observations en allant jusqu'à les théoriser, du particulier au général. Par ailleurs, comme les fenêtres de la résidence Bolin Aiyue sont le centre d'intérêt de ce projet, des entretiens avec des voisins chinois auraient pu compléter l'interprétation socioculturelle de ce projet. De même, en interrogeant sur les fenêtres, un designer ou un architecte pourrait repenser les espaces intérieurs et extérieurs, tandis que pour ce projet, la parole de mes voisins m'apportaient, avant tout, un nouveau point de vue que je n'aurais pas pu explorer seul. C'est donc avec ce dernier chapitre que ce projet s'achève après cinq mois de travail, de janvier à juin 2021, bien qu'il ait commencé inconsciemment depuis le jour de mon arrivé dans cet appartement le 2 octobre 2017. Je me souviens avoir été impressionné par la vue panoramique du nord de Pékin. Je me souviens aussi de mon premier mois sans VPN, donc sans internet, puis le premier jour où j'ai eu accès à YouTube, à regarder des vidéos pendant des heures. J'avais eu l'impression d'être ailleurs et ce n'est qu'en regardant par la fenêtre et en ouvrant la porte que je réalisais que j'étais en Chine. C'est avec ces anecdotes que les fenêtres de Bolin Aiyue pourraient être étudiées de multiples façons sachant le nombre d'appartements qu'il y a dans la résidence, ce qui donne à ce projet d'incroyable proportions, mais restons avec ce qu'une seule personne peut faire, avec son appareil photo, son enregistreur et ses écrits. Certains restent toute une vie à regarder depuis ou par la même fenêtre, et cela ne peut être comparé à ces quelques mois que j'ai passés à commencer à les comprendre. Cela étant, le projet apporte avant tout un plan d'étude en six étapes qui pourra être reproduit dans de futurs appartements pour apporter une plus grande qualité et quantité d'expérimentations à cette réflexion individuelle et commune sur les fenêtres. C'est tout le sens de ce projet. Enfin, comme dans mon projet précédent « Détails d'une rue » (2020), réalisé avant de quitter mon ancien travail et donc la rue que j'ai parcouru pendant trois ans, ce projet sur les fenêtres de l'appartement et de la résidence dans laquelle j'ai vécu depuis trois ans et demi, s'est fait en sachant que mon déménagement aurait lieu à la fin juin 2021. Cette mélancolie prévisible réapparaît sous des angles différents dans la plupart de mes projets visuels récents à Pékin et accroît mon attachement à des endroits spécifiques de mon environnement direct tout en valorisant leur quotidien, leur réalité telle qu'elle est et telle que je la vis.








